Abygaelle ou l'exil d'une paria
Posted: 08 Sep 2007, 13:38
Le soleil toisait le chateau d’un regard distant, perçant difficilement le voile blanc qui surplombait la ville. Les flocons tombaient et tourbillonnaient dans leur danse mystérieuse depuis trois jours, sans interruption, mais cela n’empêchait pas citoyens, marchands et voyageurs de s’affairer dans les grandes rues. On entendait les commerçants tenter de vendre leurs derniers fruits, les femmes bavarder gaiement sans se soucier du temps, les gardes contrôler les trop nombreuses arrivées. Et au sein de cette effervescence, contre un bâtiment d’une rue commerçante, la main tendue, une gamine était assis.
L’on aurait vu sa misère quand bien même elle n’aurait pas été en train de mendier, outre cette éloquente posture, elle ne portait en effet qu’une guenille sur la peau et à peine de peau sur les os. Le passant qui se serait arrêté lui aurait vu une tignasse de cheveux noir, sale et mal coiffée et pour peu que son regard ait croisé celui de la petite, il aurait vu de grands yeux bleus, pâles et mélancoliques, qui auraient été beaux sans leur éclat tragique, leur désillusion.
L’enfant se fait appeler Abygaelle depuis toute petite, elle n’avait jamais eu de famille, ni père, ni mère, ni frères et sœurs, pas non plus d’autre compagnie que celle de la rue et un temps de ses semblables. Ses huit premiers ans, elle les avait passés à l’orphelinat, mais les guerres n’avaient pas tari les flots d’enfants abandonnés et l’on chassa ceux de sept ans et plus, pour faire de la place. Cela faisait ainsi six hivers qu’elle vivotait d’une horrible liberté, quémandant à longueur de journée l’aumône pour une miche de pain.
Parfois, elle se prenait à penser à ses parents, à les maudire pour sa faim, sa solitude, son malheur. Puis elle réalisait que c’était inutile et implorait silencieusement leur pardon, les yeux tournés vers l’azur tourmenté. Elle lui arrivait aussi d’haïr la société, de jalouser les passants, mais cela ne lui durait que rarement, persuadée qu’elle était sûre que la Lumière la sauverait.
Ce jour-là donc, que le froid la tenaillait et lui infligeait de féroces morsures sur tout son corps, Abygaelle n’avait pas mangé depuis trois jours et elle espérait ardemment qu’une âme lumineuse se tourne vers lui, lui donne un sou, mais elle ne savait que trop bien ce qu’il en serait. Elle avait tiré une vérité de son existence miséreuse : un passant donne une fois pour sa conscience, une autre pour que cela se dise, puis passe son chemin.
La fillette fut finalement arraché à ses pensées laconiques par un éclair de lumière : un chevalier tout en armure passait fièrement par là, la foule s’écartant et l’observant, émerveillée. Les yeux égarés d'Abygaelle étincelèrent à cette vue. Il portait une cuirasse d’un métal si brillant qu’elle lui parut blanche, un heaume lui évoquant un ange vengeur, ses mains gantées étaient fines et dorées, sa cape claquait au vent, comme indiquant à une armée de le suivre.
Alors qu’il fendait les flots, sur lui posée une multitude d’yeux, Abygaelle remarqua à l’opposé une silhouette malingre, ballotée par les vagues de passants. Ce garçon, notre petite mendiante le connaissait : un autre orphelin abandonné une seconde fois, mais elle ne remettait plus son nom. Cet autre gamin, timide et effaré, qui ne parlait presque pas et que l’on crut même un temps muet, ce petit être perdu et peu débrouillard — Tim ! Voilà, c’était là son nom — se retrouvait crieur des rues, vendant une obscure gazette, si elle n’avait pas eu si froid, Abygaelle en aurait rit.
Sous les yeux de la jeune mendiante, Tim allait enfin parvenir à s’extraire de la marée humaine lorsqu’il trébucha, bousculé par quelque balourd de méchante humeur. Il réussit à se remettre debout mais, pris par l’élan, ne parvint à s’arrêter à temps ; il atterrit dans les jambes du chevalier, qui le repoussa nonchalamment, et tomba à la renverse, lâchant ses gazettes.
Le cœur d'Abygaelle se serra en voyant ce petit bout d’homme qui tentait de se relever et ses yeux ne quittèrent pas le drame. Elle se sentait plus glacé encore que la neige qui ne cessait de tomber et elle trembla ; faiblement d’abord, puis terriblement.
Le silence se fit, aussitôt interrompu par un coup de tonnerre : c’était le chevalier. Abygaelle ne perçut pas les mots, mais il lui parut évident qu’il était très en colère, bien qu’elle ne vit pas pourquoi. Devant la foule réunie en cercle qui observait sans rien dire, presque religieusement la scène, il attrapa au col le gamin et le jeta à nouveau au sol, violemment. On entendit un bruit sourd, suivi des pleurs du gamin.
A ce moment, quelque chose en Abygaelle se brisa, ses spasmes terrifiés s’arrêtèrent. Un espoir de lumière qu’elle voyait s’envoler, une terrible vérité qu’elle préférait voilée. Devant ses yeux et son âme se déposa une brume rouge, une fureur sans limite. A ses yeux, le chevalier de lumière n’était plus. Il avait en face de lui un homme à l’armure d’un blanc squelettique, au casque macabre, aux mains terrifiantes et funestes, maniant non pas une lance mais une véritable faux, prêt à faucher l’âme innocente d’un garçon malheureux. Son regard se posa ensuite sur le cercle silencieux, approbateur, elle l’aurait juré ; elle se fit juge et les condamna, devenu bourreau, elle jaillit du cercle et tenta maladroitement de faire tomber le maléfique colosse. Hélas, que peut une gamine affamée face à cette incarnation de la déchéance ? Rien, en vérité. Elle sentit plus qu’il ne vit la garde se ruer sur elle, son corps s’enflamma de douleur elle fut expulsée de son corps, sombrant dans l’abîme noir de l’inconscience. Elle s’éveilla en prison, souffrant comme jamais d’une blessure au cœur plus terrible encore que celles de son corps.
A l’ombre des fleurs resplendissantes se cachent d’autres, atrophiées par le manque de lumière, vivant dans l’espoir d’un rayon. Qu’elles songent seulement à grandir pour que les plus belles leur rappellent qui elles sont. Ce n’est pas vrai que dans les jardins.
Trois jours lui suffirent, trois jours de travaux épuisants, même pas compensés par les repas qu’on ne leur servait pas toujours. On ne l’avait pas jugée mais elle était condamnée. Son âme s’enflamma à l’idée de la vengeance, les braises ardentes de la colère et de la haine se répandirent en elle ; elles brûlaient déjà dans toute la prison. C’était un monstrueux murmure, le souffle d’un brasier inextinguible, l’incendie d’une révolte imminente.
Et en ces lieux de peine, de désespoir et de haine, pour la première fois, la chance sourit à la petite Abygaelle. Son compagnon de cellule s’évadait justement, la gamine le suivit. Nez au vent, elle se tourna vers le nord, le sud, l’ouest puis l’est, ne trouva de direction plus tentante. Elle tourna sur elle-même et prit la direction dans laquelle elle s’arrêta, vers une destination dont elle ne savait rien. Elle se retourna une dernière fois vers la cité, jurant qu’elle reviendrait et se vengerait.
C’est ainsi que les sociétés forgent leur perte. La gamine est maintenant devenu une femme, une femme que l'on rencontre jamais sans son chat qu'elle surnomme Ialdabaeoth. Mystérieuse et à l'écoute des autres, elle veut plus que tout se faire des amis, ce dont elle a été privé tout au long de sa vie.
L’on aurait vu sa misère quand bien même elle n’aurait pas été en train de mendier, outre cette éloquente posture, elle ne portait en effet qu’une guenille sur la peau et à peine de peau sur les os. Le passant qui se serait arrêté lui aurait vu une tignasse de cheveux noir, sale et mal coiffée et pour peu que son regard ait croisé celui de la petite, il aurait vu de grands yeux bleus, pâles et mélancoliques, qui auraient été beaux sans leur éclat tragique, leur désillusion.
L’enfant se fait appeler Abygaelle depuis toute petite, elle n’avait jamais eu de famille, ni père, ni mère, ni frères et sœurs, pas non plus d’autre compagnie que celle de la rue et un temps de ses semblables. Ses huit premiers ans, elle les avait passés à l’orphelinat, mais les guerres n’avaient pas tari les flots d’enfants abandonnés et l’on chassa ceux de sept ans et plus, pour faire de la place. Cela faisait ainsi six hivers qu’elle vivotait d’une horrible liberté, quémandant à longueur de journée l’aumône pour une miche de pain.
Parfois, elle se prenait à penser à ses parents, à les maudire pour sa faim, sa solitude, son malheur. Puis elle réalisait que c’était inutile et implorait silencieusement leur pardon, les yeux tournés vers l’azur tourmenté. Elle lui arrivait aussi d’haïr la société, de jalouser les passants, mais cela ne lui durait que rarement, persuadée qu’elle était sûre que la Lumière la sauverait.
Ce jour-là donc, que le froid la tenaillait et lui infligeait de féroces morsures sur tout son corps, Abygaelle n’avait pas mangé depuis trois jours et elle espérait ardemment qu’une âme lumineuse se tourne vers lui, lui donne un sou, mais elle ne savait que trop bien ce qu’il en serait. Elle avait tiré une vérité de son existence miséreuse : un passant donne une fois pour sa conscience, une autre pour que cela se dise, puis passe son chemin.
La fillette fut finalement arraché à ses pensées laconiques par un éclair de lumière : un chevalier tout en armure passait fièrement par là, la foule s’écartant et l’observant, émerveillée. Les yeux égarés d'Abygaelle étincelèrent à cette vue. Il portait une cuirasse d’un métal si brillant qu’elle lui parut blanche, un heaume lui évoquant un ange vengeur, ses mains gantées étaient fines et dorées, sa cape claquait au vent, comme indiquant à une armée de le suivre.
Alors qu’il fendait les flots, sur lui posée une multitude d’yeux, Abygaelle remarqua à l’opposé une silhouette malingre, ballotée par les vagues de passants. Ce garçon, notre petite mendiante le connaissait : un autre orphelin abandonné une seconde fois, mais elle ne remettait plus son nom. Cet autre gamin, timide et effaré, qui ne parlait presque pas et que l’on crut même un temps muet, ce petit être perdu et peu débrouillard — Tim ! Voilà, c’était là son nom — se retrouvait crieur des rues, vendant une obscure gazette, si elle n’avait pas eu si froid, Abygaelle en aurait rit.
Sous les yeux de la jeune mendiante, Tim allait enfin parvenir à s’extraire de la marée humaine lorsqu’il trébucha, bousculé par quelque balourd de méchante humeur. Il réussit à se remettre debout mais, pris par l’élan, ne parvint à s’arrêter à temps ; il atterrit dans les jambes du chevalier, qui le repoussa nonchalamment, et tomba à la renverse, lâchant ses gazettes.
Le cœur d'Abygaelle se serra en voyant ce petit bout d’homme qui tentait de se relever et ses yeux ne quittèrent pas le drame. Elle se sentait plus glacé encore que la neige qui ne cessait de tomber et elle trembla ; faiblement d’abord, puis terriblement.
Le silence se fit, aussitôt interrompu par un coup de tonnerre : c’était le chevalier. Abygaelle ne perçut pas les mots, mais il lui parut évident qu’il était très en colère, bien qu’elle ne vit pas pourquoi. Devant la foule réunie en cercle qui observait sans rien dire, presque religieusement la scène, il attrapa au col le gamin et le jeta à nouveau au sol, violemment. On entendit un bruit sourd, suivi des pleurs du gamin.
A ce moment, quelque chose en Abygaelle se brisa, ses spasmes terrifiés s’arrêtèrent. Un espoir de lumière qu’elle voyait s’envoler, une terrible vérité qu’elle préférait voilée. Devant ses yeux et son âme se déposa une brume rouge, une fureur sans limite. A ses yeux, le chevalier de lumière n’était plus. Il avait en face de lui un homme à l’armure d’un blanc squelettique, au casque macabre, aux mains terrifiantes et funestes, maniant non pas une lance mais une véritable faux, prêt à faucher l’âme innocente d’un garçon malheureux. Son regard se posa ensuite sur le cercle silencieux, approbateur, elle l’aurait juré ; elle se fit juge et les condamna, devenu bourreau, elle jaillit du cercle et tenta maladroitement de faire tomber le maléfique colosse. Hélas, que peut une gamine affamée face à cette incarnation de la déchéance ? Rien, en vérité. Elle sentit plus qu’il ne vit la garde se ruer sur elle, son corps s’enflamma de douleur elle fut expulsée de son corps, sombrant dans l’abîme noir de l’inconscience. Elle s’éveilla en prison, souffrant comme jamais d’une blessure au cœur plus terrible encore que celles de son corps.
A l’ombre des fleurs resplendissantes se cachent d’autres, atrophiées par le manque de lumière, vivant dans l’espoir d’un rayon. Qu’elles songent seulement à grandir pour que les plus belles leur rappellent qui elles sont. Ce n’est pas vrai que dans les jardins.
Trois jours lui suffirent, trois jours de travaux épuisants, même pas compensés par les repas qu’on ne leur servait pas toujours. On ne l’avait pas jugée mais elle était condamnée. Son âme s’enflamma à l’idée de la vengeance, les braises ardentes de la colère et de la haine se répandirent en elle ; elles brûlaient déjà dans toute la prison. C’était un monstrueux murmure, le souffle d’un brasier inextinguible, l’incendie d’une révolte imminente.
Et en ces lieux de peine, de désespoir et de haine, pour la première fois, la chance sourit à la petite Abygaelle. Son compagnon de cellule s’évadait justement, la gamine le suivit. Nez au vent, elle se tourna vers le nord, le sud, l’ouest puis l’est, ne trouva de direction plus tentante. Elle tourna sur elle-même et prit la direction dans laquelle elle s’arrêta, vers une destination dont elle ne savait rien. Elle se retourna une dernière fois vers la cité, jurant qu’elle reviendrait et se vengerait.
C’est ainsi que les sociétés forgent leur perte. La gamine est maintenant devenu une femme, une femme que l'on rencontre jamais sans son chat qu'elle surnomme Ialdabaeoth. Mystérieuse et à l'écoute des autres, elle veut plus que tout se faire des amis, ce dont elle a été privé tout au long de sa vie.