[Récit]Bière, vol et idéaux.

[Shalima]

Les rires gras mêlés aux voix fortes fusaient de toutes parts. Les chopes virevoltaient sur les plateaux des serveuses débordées, échevelées. Les clients n'arrêtaient pas de les apostropher tantôt pour leur demander à boire, tantôt pour leur demander si elles étaient libres après leur service. De temps en temps, elles étaient obligées de taper sur des mains baladeuses un peu trop entreprenantes, sous les quolibets des clients.

La Taverne de l'Aigle Forestier était bondée. Albionnais en armures, Hiberniens tranquillement accoudés au comptoir, Midgardiens jasant bruyamment autour des tables, en équilibre sur deux pieds de leur chaise. Le patron allait ça et là, aidant au service, encaissant les additions, saluant les habitués qui entraient et sortaient. Un instant, il s'arrêta, en nage, pour jeter un regard circulaire sur les tables. D'un signe de tête, il encouragea les musiciens qui reprirent de plus belle leur travail tout en prêtant attention aux pièces qui tombaient dans la gamelle près d'eux, et aussi à ceux qui essayaient de l'alléger.
Son regard tomba sur une forme encapuchonnée de noir. Fronçant les sourcils, il la reconnut. Elle aussi était habituée, mais ne se mêlait jamais aux autres. Il soupira, et reprit son travail, son meilleur sourire aux lèvres.

Un petit groupe de trois hommes attablé autour de plusieurs bières et autres chopes vides devisaient silencieusement. Leurs coups d'œil coupables en disaient long. La Rôdeuse, le visage dissimulé dans l'ombre de sa capuche, se concentra pour focaliser son attention sur leur conversation. Elle entendit quelques bribes de phrases. Les mots "camp drakoran", "or", cibles faciles" et autres la mirent sur la piste. C'était sûr, ils préparaient un mauvais coup. Ils semblaient décider à se rendre au fameux camp pour détrousser les pauvres jeunes aventuriers. Leurs visages luisaient de plaisir et de satisfaction malsaine.

Tout à coup, ils se levèrent avec bruit, traînant leurs chaises sans ménagement. L'un d'eux jeta négligemment des pièces sur la table, et pressa le pas pour rejoindre ses deux autres compères déjà sortis. Ce fut le signal pour la Rôdeuse, qui se leva souplement et se dirigea vers la sortie. Le patron, qui saluait les clients, lui lança un regard interrogateur. Deux pièces d'or glissèrent dans sa main. Il regarda la table, dépourvue de verres et se retourna, la bouche ouverte comme pour parler. Mais elle n'était plus là.
Elle n'avait rien consommé.

Dehors, les deux premiers hommes qu'elle suivait détachaient déjà leurs chevaux accrochés derrière la taverne. L'autre pressait le pas pour les rejoindre, mais n'en eu pas le temps. Un coup bien porté l'assomma sur place, il s'effondra sur le sol. Les deux autres eurent à peine le temps de se retourner. L'un eu la main clouée par un poignard sur le mur, et l'autre fut projeté vers la taverne et maintenu solidement contre.

"Arrêtez, vous…" une voix grave coupa court les paroles du dernier, cloué au mur.
"T-t-t-t-t, on se calme…"
"Tu va voir, sale…" Une lame noire et dentelée se atterit vivement mais en douceur sur le cou de celui que Shalima maintenait contre le mur.
"Un mot de plus, et ton sang va salir le sol… Crois-moi, je ne plaisante pas…"
L'autre, qui tenait sa main transpercée, gémissait comme une fillette.
"Si vous comptiez détrousser quelqu'un ce soir, vous risquez de jouer avec votre vie…"
"Qui tu es pour nous commander!"
"Qu'importe! Si tu tiens à la vie, tu sais ce qu'il te reste à faire…"
"Je…" La lame se fit plus pesante sur la peau blafarde.
"Déguerpissez, allez…"

Shalima retira le couteau de la main de l'autre voleur, qui tituba vers son cheval. L'autre ramassa celui qui était assommé à terre et le lança sur sa selle. Ils détalèrent en lançant des menaces et autres injures en direction de la frontière de la Zone Résidentielle.
Elle accrocha sa lame dans son dos, et se rendit vers la porte de la taverne. Lorsqu'elle entra, le patron l'arrêta.

"Shalima, tu sais bien que…"
"Oui, je sais, vous ne voulez pas d'ennuis…"
L'homme rondouillard soupira longuement et hocha la tête.
"Je comprends… Mais je ne veux pas de grabuge dans mon établissement. Déjà que ces temps-ci les clients se font rares…"
La Rôdeuse lança un regard par la porte, où l'agitation joyeuse régnait, au milieu des chants et bruits de récipients qui s'entrechoquaient.
"Pas ce soir… Et vous savez comme moi que c'est toujours dans ces moments-là qu'ils viennent."
"Je respecte ce que tu fais. A toi de respecter ce que je te demande."
"Entendu…"

Elle rentra dans la taverne, la démarche irrégulière, le dos voûté. Elle s'assit à la même table, comme à son habitude. Une serveuse vint la voir, le même sourire forcé que le patron.

"Je te sers quelque chose, Shali?"
"Comme d'habitude… Rien…"