Thorgor contemplait avec mélancolie les remparts vandalisés du gouffre d'Arithorne, profondément ébranlé dans ses croyances, comme il était juste, d'ailleurs, en ces temps de ténèbres meurtrières où il avait vu périr autour de lui nombre de ses frères et pourfendu tant d'ennemis, du Bien comme du Mal.
Les bourrasques poussiéreuses des abords du gouffre lui griffaient le visage ; privés de la protection du casque, ses cheveux grisonnants se soulevaient violemment et claquaient dans les airs à la manière d'un étendard ; des effluves confondues de terre âcre, de bois brûlé et de cadavres parvenaient par élans à ses narines.
Thorgor frissonna. Il fut tenté de s'enfuir, de rompre avec la brutalité et la fureur dont il avait été témoin durant ce triste conflit. Mais fuir pour aller où, lui dont les repères étaient si peu nombreux ? Il frémit de plus belle. Sa mémoire lui faisait défaut. Il ne gardait souvenance que d'éléments de sa vie qui étaient déjà le fait d'un homme mûr.
Le premier était un réveil. Un réveil en pleine forêt marqué d'une large balafre sur l'oeil gauche qu'il garderait probablement jusqu'à ses derniers jours. Mû par une volonté qui lui échappait, il s'était alors traîné, non sans difficulté, jusqu'à une clairière baignée de soleil, où il s'était agenouillé dans les hautes herbes et, dans cette tapisserie de verdure, avait vu la Licorne.
Il se la remmémorait, grande et fière dans la trouée de lumière, resplendissante de pureté et de blancheur, éblouissante par sa corne dorée qui produisait mille reflets sur la végétation environnante.
Thorgor avait vu ses muscles se relâcher d'eux-mêmes et s'était senti envahi d'un bien-être enivrant, d'une exceptionnelle quiétude.
Il tenta de se rappeller si la Licorne avait évoqué son passé, mais il n'en était rien. Elle s'était contentée de lui expliquer qu'il avait été pris en embuscade par des bandits gobelins et que, malgré leur nombre et sa supposée inferiorité face à de tels adversaires, il s'était battu avec tant d'ardeur qu'il les avait pratiquement décimés avant d'être frappé à la tête.
Plus tard, le maître d'armes en était venu à imaginer que c'était la Licorne qui l'avait sauvé de la mort après qu'il eut perdu connaissance, ce qui était certainement vrai.
L'animal divin lui avait ensuite narré l'histoire d'Anathorne, fils de Thorne, qui menait une confrérie nommé Albaroth et dont le but était de perpétuer les valeurs fondamentales du peuple d'Orethorne dont il était l'héritier.
La Licorne lui en fit une description fort avantageuse et Thorgor, charmé, jugea cette cause juste, et trouva ce seigneur bon. Il prit sa décision.
Désormais, il lutterait pour la Paix et la Lumière.
Désormais, il se montrerait généreux avec les pauvres et secourable avec les faibles.
Désormais, son épée ne lui appartiendrait plus : le seigneur Anathorne en serait le détenteur.
Thorgor souleva sa lourde cape, époussetant vigoureusement son épaisse surface beige. Ragaillardi, il se leva, faisant ainsi s'abattre les plis pour que se déploie pleinement le symbole de la Licorne. Il rabattit sa capuche. Ce n'étaient plus ses cheveux qui claquaient au vent, mais l'emblème des Albaroths qu'il portait dans son dos et qui, sous l'effet de la bise, s'agitait plus que jamais.