- Le Trop Lourd Secret -
… … … La vie de Thorgor s'était brusquement vidée de son sens ce soir là. A Emblème, il était arrivé comme fou, hurlant qu'il ne voyait plus rien. Et c'était vrai ; Thorgor était devenu aveugle. Nul ne sut jamais comment sa vue l'avait quitté. Ici, il racontait qu'un dragon lui avait brûlé la rétine. Là, il évoquait une fée malfaisante. Mais la vérité, c'est que lui-même semblait n'avoir aucune idée de ce qui s'était réellement passé.
Témoin irréductible, et le seul : les flammes. Les flammes ne le quittaient plus ; ou plutôt, elles ne quittaient guère son épée, ce qui revenait au même. Impossible d'imaginer comment elles étaient arrivées là. Une chose est certaine, autant qu'évidente : ce n'était pas un hasard. Thorgor devint dépendant de cette épée enflammée ; à défaut de voir, elle lui permit rapidement de ressentir, de percevoir ce qui se passait autour de lui, d'identifier les êtres et les choses. Même, à force de travailler ce nouveau sens, parvint-il à élaborer une technique de combat efficace. Mieux encore, ainsi qu'il y conclut bien plus tard, la cécité n'était qu'un pas vers la plus parfaite neutralité, car elle empêchait de se laisser éblouir et distraire par les frivolités du monde et laissait tout loisir à la réflexion.
Toutefois, cette histoire va trop vite. Car telle ne fut pas la première réaction de Thorgor. Ce dernier, lorsqu'il perdit la vue, perdit en même temps toute sa confiance, toutes ses références. Privé du don de voir, dans l'impossibilité de vérifier ce que l'on pense connaître, comment croire à la réalité ? Comment s'assurer que l'on est toujours en vie, alors qu'une de nos facultés fondamentales est morte ? Comment... Vivre, tout simplement ?
Le maître d'armes en était là de son désespoir, déperissant dans sa maison isolée, lorsque Lucina se matérialisa à lui.
Les Dieux savent trouver les mots justes ; et la Déesse de l'Espoir sut le faire mieux que quiconque. Bien qu'encore dubitatif, Thorgor était déjà réconforté lorsqu'elle le quitta.
Et la prédiction de Lucina se confirma. L'espoir se présenta au Highlander, sous les traits d'Ekane, qui, un soir, lui offrit une danse. Malgré des épreuves terribles, la viking et lui furent mariés dans le faste et l'allégresse, quelques années plus tard, en Albion. Ainsi aurait pu aboutir la vie de Thorgor.
Cependant, il demeure dans ce récit une zone d'ombre de taille : les circonstances de la brusque cécité qui frappa Thorgor, et dont les plus heureux évènements ne purent bien entendu le soulager. Si lui-même ne les connaît pas, ce qui est probable, du moins en connaît-il la cause. Car Thorgor ne pouvait oublier ce secret qu'il garda terré au plus profond de son âme tout au long de sa vie. Il ne pouvait oublier ce jour, bien des années auparavant, où la Licorne lui était apparu. Il ne pouvait oublier la mission dont il fut chargé, quels que soient les efforts qu'il fit dans ce sens. Même la mort n'avait pu le délivrer, car la Licorne le rappella trop vite dans ce monde pour que l'oubli accomplisse son oeuvre. Toujours ce sacerdoce...
Thorgor savait, Il savait que de sa cécité n'était responsable qu'une seule entité, mais peut-être la plus puissante de toutes : la Lune.
Celle dont il devait annihiler le culte, risible et débile mortel qu'il était. La Lune s'était vengée - de quoi ? Il n'était jamais parvenu à lui causer grand tort, et avait très tôt renoncé, se réfugiant derrière cette notion de neutralité qu'il avait rapidement affectionné et poussé aussi loin qu'il en était capable. Non. La Lune l'avait simplement puni. Pour l'effronterie que constituait le simple fait d'avoir été chargé de lutter contre elle. Peut-être même pour son manque de courage, car il n'avait pas été plus avant dans la lutte. Ou, possiblement, s'amusait-elle simplement avec lui ?
De toute façon, la Licorne était toujours là, derrière lui, à l'épauler. C'est elle qui lui avait fourni l'épée, pour parer la suppression de sa vue.
Elle attendait son heure. Elle attendait que Thorgor passe à l'action, qu'il se décide enfin à engager le combat contre les Adorateurs de la Lune, et à les détruire. Mais au lieu de ça, Thorgor s'était envasé dans son rejet de toute divinité, dans sa croyance en la neutralité, allant jusqu'à utiliser son infirmité nouvelle pour affermir son propos.
Néanmoins, Thorgor se souvenait de tout. Et lorsque les Adorateurs vinrent le chercher, il se le remémora. Il avait agaçé la Lune ; celle-ci avait fini de jouer.
Alors qu'on s'apprêtait à le mettre à mort, il songea qu'il aurait peut-être finalement dû détruire le culte lunaire avant d'être détruit par lui... Puis rit intérieurement de l'extravagance d'une telle pensée.
Thorgor allait mourir, il le savait. La Licorne, cette fois, ne l'arracherait pas au trépas, car la Licorne était vaincue. Si les Adorateurs étaient venus le chercher lui, c'est que la bataille divine était d'ores et déjà achevée.
Le visage collé à la terre puante, tandis que son sang coulait lentement vers la Pierre de Lune, Thorgor forca un ultime sourire. "Si j'avais su."
